Par Jérôme Savary, La Voix de l’Est
18 octobre 2024 à 04h45|
Mis à jour le18 octobre 2024 à 11h13
Les ingrédients de la crise sont sur la table: difficulté croissante à se loger, à obtenir des soins de santé, physiques ou psychosociaux, précarité des personnes vulnérables… «Il y en a qui sont jetés à terre dans leur vie», sans aide pour se sortir de la pauvreté, lâche Nicolas Gauthier, directeur de la Corporation de développement communautaire (CDC) Brome-Missisquoi.
L’annonce du plus récent Plan d’action gouvernemental pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale est restée en travers de la gorge des acteurs du communautaire.
Cette dernière mouture «manque clairement d’ambition, tous les acteurs du milieu communautaire sont unanimes», souligne M. Gauthier, rappelant que Québec a annoncé ce plan en pleine torpeur estivale, le vendredi précédent la fin de semaine de la fête nationale.
Les organismes dénoncent que les fonds dédiés à ce plan ont été divisés par quatre, passant de 3 milliards pour le plan précédent (2017-2023) à 750 millions pour celui-ci (2024-2029).
«Cela fait plusieurs mois que le communautaire sonne l’alarme sur la crise sociale qui se profile à l’horizon.»— Nicolas Gauthier, directeur de la CDC Brome-Missisquoi
«On sonne l’alarme dans le contexte où le gouvernement ne dégage pas assez de fonds [pour lutter contre la pauvreté]: il y a une dégradation des services publics, une érosion du filet social, donc ça crée des problèmes sociaux qui vont en grandissant. Et en tant que milieu communautaire, on n’est plus capable d’en prendre», ajoute-t-il.
Par exemple, l’ACEF Montérégie-Est voit de plus en plus de personnes au travail composer sa clientèle. «Même deux salariés n’y arrivent plus. C’est ce qu’on voit sur le terrain», dit Julie Coderre, conseillère budgétaire pour cet organisme.
«On voit crise par-dessus crise, c’est pratiquement juste ça», ajoute-t-elle, précisant que l’ACEF n’est pas censé faire de la gestion de crise.
À la Cellule Jeunes et Familles de Brome-Missisquoi, on offre notamment du dépannage alimentaire d’urgence. «À la Cellule, on voit arriver de plus en plus de nouvelles personnes, dont plusieurs en situation d’itinérance», remarque Annie Boulanger, directrice de l’organisme.
Quitter son amoureux ou perdre l’aide sociale
«Mélanie serait une bénédiction pour n’importe quel employeur si elle avait le soutien des services de santé et psychosociaux pour surmonter ses contraintes à l’emploi», assure Marie-Ève Godbout, co-coordonnatrice de l’organisme Action Plus Brome-Missisquoi, au sujet de Mélanie Ratté, bénéficiaire de l’aide sociale.
La Voix de l’Est les a rencontrées lors d’une manifestation tenue à Cowansville, jeudi après-midi, Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté.
Mme Ratté habite aujourd’hui seule en appartement, alors qu’elle partageait auparavant un logement avec son amoureux, qui travaillait comme commis d’épicerie. «Il ne faisait pas un gros salaire, mais c’était déjà trop pour que j’ai le droit, selon le gouvernement, de recevoir de l’aide sociale et de vivre avec lui sous le même toit.»
Onze ans qu’ils sont ensemble. Et quatre ans qu’ils vivent séparément.
«C’est complètement ridicule. J’ai dû déménager pour avoir droit à une aide financière…»— Mélanie Ratté
En s’informant, Mme Ratté a découvert que les critères établissant la «vie maritale» en logement sont si larges «qu’ils peuvent s’appliquer à presque n’importe quelle cohabitation. Même un frère et une sœur seraient inclus».
«C’est faux», précise le cabinet de la ministre responsable de la Solidarité sociale et de l’Action communautaire, Chantal Rouleau.
«Il y a vraiment des enquêtes rigoureuses qui mènent à cette reconnaissance de vie maritale», assure Jean-Philippe Labre, attaché de presse de la ministre, en entrevue vendredi matin.
«Si on est en colocation, on n’est pas automatiquement reconnu comme étant un couple», ajoute M. Labre
La réforme de l’aide sociale
Mme Ratté, âgée de 44 ans, aimerait retourner travailler: «La preuve, je fais du bénévolat et j’achale tout le monde pour les aider… mais j’ai des soucis de santé à la fois physique et mentale. Je peux travailler, seulement je ne peux pas assurer de fiabilité comme présence au travail. J’ai la difficulté à avoir des services de santé, autant au niveau physique que mental.»
La réforme de l’aide sociale annoncée en septembre dernier élargirait — la loi n’a pas encore été adoptée — le Programme objectif emploi, qui était réservé jusqu’alors aux personnes qui présentaient une première demande d’aide sociale.
La réforme de Mme Rouleau prévoit que celles qui retourneront à l’aide sociale et qui ne présentent pas de contraintes au travail seront dirigées à nouveau vers ce programme.
Mme Ratté se demande comment le gouvernement pourra réussir à réintégrer des personnes comme elle au travail si, parallèlement, il leur refuse quasiment l’accès aux soins de santé.
«Mélanie est une femme intelligente, c’est l’équivalent humain d’un couteau suisse: elle est bourrée de talents et de compétences, elle peut faire tellement de choses.»— Marie-Ève Godbout, co-coordonnatrice de l’organisme Action Plus Brome-Missisquoi
Chez Action Plus Brome-Missisquoi, on rappelle les montants versés aux prestataires de l’aide sociale:
- 807 $ par mois: prestation de base pour un adulte «sans contrainte à l’emploi»
- 968 $ par mois: avec contraintes temporaires à l’emploi
- 1273 $ par mois: contrainte sévère
Le média La Presse indiquait, le 11 septembre dernier, que le nombre d’adultes prestataires de l’aide sociale a chuté de 40 % depuis 20 ans, passant de 386 771 en 2004 à 232 964 en 2024 (si l’on exclut les demandeurs d’asile).
UN REVENU UNIVERSEL GARANTI
Nicolas Gauthier, de la CDC, soulève un paradoxe.
«D’un côté, le gouvernement augmente dans son dernier budget le financement des banques alimentaires, mais parallèlement, il laisse s’accroitre les inégalités.»— Nicolas Gauthier, de la CDC Brome-Missisquoi
«Un meilleur revenu fait que tu as moins besoin d’aide alimentaire», rappelle-t-il pourtant.
La CDC Brome-Missisquoi a présenté 13 recommandations dans son mémoire déposé en 2023, lors des consultations préalables au projet de loi 71 — Loi visant à améliorer l’accompagnement des personnes et à simplifier le régime d’assistance sociale.
Ces recommandations traitent autant de revenus que de sécurité alimentaire, de transport, de logements ou d’accès aux services publics.
La première recommandation de la CDC est l’instauration d’un revenu universel garanti.
L’organisme écrit dans son mémoire que la «Charte des droits et libertés de la personne du Québec garantit le droit d’avoir un niveau de vie décent pour toute personne».